Tribunal Correctionnel de Paris, 19 avril 2022
Arrivés dans les rues de Paris en 2015, les géants de la foodtech ont embrasé le marché des livraisons de repas. Sous l’effet démultiplicateur du contexte sanitaire de ces deux dernières années, le nombre de ces « bikers » a explosé. Alors que Deliveroo comptait environ 30 livreurs en 2015, cette plateforme en compte aujourd’hui plus de 22.000…
Considérés par les plateformes numériques comme des travailleurs indépendants, le statut de ces livreurs est constamment remis en cause par la doctrine ou la jurisprudence.
Pour ces mastodontes de la foodtech, l’enjeu est simple. En travaillant avec des indépendants, les plateformes évitent les règles du salariat en ne cotisant ni pour le chômage, ni pour l’Assurance maladie, ni pour toutes autres charges sociales ordinairement collectées par l’Urssaf.
Pour les travailleurs numériques, l’enjeu est crucial. En tant qu’indépendants, les livreurs ne perçoivent ni salaire fixe, ni indemnité de congés payés ou maladie, paient des cotisations sociales directement auprès de l’Urssaf, ne bénéficient pas des dispositions légales sur la durée du travail, le temps de repos, le droit de grève, la liberté syndicale, les visites médicales, les jours fériés…
Alors que Deliveroo estime être une simple plateforme de mise en relation entre livreurs et clients de restaurants, l’Inspection du travail estime, au contraire, que les livreurs devraient être des salariés. Dans son rapport de 2017, elle constatait l’existence d’un lien de subordination juridique et concluait au délit de travail dissimulé.
Pour la première fois, l’affaire fut portée devant un Tribunal correctionnel. La dimension collective d’un procès pénal pour travail dissimulé alerte les plateformes numériques, de plus en plus menacées par l’évolution défavorable de la jurisprudence à leur égard.
En date du 19 avril 2022, le Tribunal correctionnel de Paris suivait les réquisitions du Parquet et condamnait la société Deliveroo à 375.000 € d’amende, 12 mois de prison avec sursis pour ses dirigeants, ainsi qu’au paiement de 50.000 € de dommages et intérêts pour chaque syndicat constitué partie civile, et ordonnait la publicité de la décision.
Pour la Présidente du Tribunal il s’agissait d’un « habillage juridique fictif ne correspondant pas à la réalité de l’exercice professionnel des livreurs », lequel cause un trouble majeur à l’ordre public économique, social et fiscal.
La jurisprudence est constante en ce que l’existence d’un lien de subordination, c’est-à-dire un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction d’une partie envers l’autre, caractérise la relation de travail salariée. (Soc., 13 novembre 1996, n°94-13.187)
Cependant, la jurisprudence est très incertaine quant à la caractérisation ou non d’un lien de subordination juridique entre ces plateformes numériques et les travailleurs. Alors que la jurisprudence de la Cour d’Appel de Paris a tendance à écarter tout lien de subordination au regard des conditions réelles d’exercice (CA Paris, 20 avril 2017, n°17/00511 ; CA Paris, 8 octobre 2020, n°18/05471 ; CA Paris, 7 avril 2021, n°18/02846), la Cour de cassation a plutôt tendance à caractériser le salariat. (Soc., 28 novembre 2018, n° 17-20079 ; Com., 4 mars 2020, n°19-13.316)
En l’espèce, le Tribunal correctionnel de Paris a caractérisé le salariat en raison de l’existence du lien de subordination juridique. Deliveroo aurait dû procéder aux diverses déclarations sociales et fiscales : déclaration préalable à l’embauche, décompte du temps de travail, délivrance de bulletins de paie, déclaration des salaires et cotisations sociales patronales et salariales... Le délit de travail dissimulé est établi.
De nombreux éléments laissaient supposer la subordination des livreurs à la plateforme : géolocalisation, facturation unilatérale, tenue imposée, gestion des emplois du temps, changements de tarifications injustifiés, trajets définis unilatéralement, retenues tarifaires illicites en cas de retour client négatif, sanctions en cas d’absentéisme… En 2017, la plateforme interdisait même aux livreurs d’utiliser des termes comme « travail » ou « recrutement », considérant leur utilisation comme « situation à risque ».
Deliveroo s’explique : face à l’explosion du marché et à l’arrivée de livreurs « étudiants », la plateforme a dû simplifier les tâches confiées en gérant unilatéralement l’organisation du travail. Elle ajoute que les cotisations sociales ne sont pas perdues…puisqu’elles sont payées par les livreurs à l’Urssaf en tant qu’indépendants.
La société Deliveroo annonçait dès le lendemain vouloir interjeter appel du jugement rendu.
Alors que la jurisprudence se précise, l’évolution législative reste à contresens.
L’ordonnance du 21 avril 2021 donne le droit aux travailleurs du secteur d’activité des livraisons à deux roues et VTC (près de 100.000 travailleurs !) de désigner des représentants afin d’instaurer un dialogue social entre les livreurs indépendants et les plateformes. L’élection a lieu en ce moment : du 9 au 16 mai 2022.
Par ailleurs, une seconde ordonnance devrait paraitre dans les six mois à venir pour définir les thèmes de la négociation collective : sécurisation des parcours professionnels, prévention des risques professionnels, amélioration des conditions de travail, modalités de détermination des revenus, etc.
Aucune remise en cause du statut d’indépendant n’est à l’ordre du jour. Pourtant, la Commission européenne proposait, le 9 décembre 2021, d’instaurer une présomption de salariat des travailleurs numériques, ainsi qu’un renversement de la charge de la preuve.
Quelle est la raison de cette prudence législative ? Pour élément de réponse, penchons-nous sur le cas de l’Espagne. Le 12 août 2021, la loi « Rider » accordait à tous les livreurs un statut salarié. Les charges sociales et fiscales de l’entreprise ont donc considérablement augmenté. Trois mois plus tard, Deliveroo annonçait quitter le marché espagnol.
Face à tant d’hésitations législatives, le rôle de la jurisprudence est essentiel afin de protéger ces livreurs indépendants de la précarité sociale…
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